dimanche 18 mai 2014

Et cric et crac le conte est là, du pays de Rance. D'après une lecture faite aux Archives de Rennes.

En ce temps-là on se déplaçait à pied, en carriole, ou en carrosse.
En ce temps-là on s'éclairait à la bougie, on mangeait le pain de son propre four à pain.
On faisait cela en ce temps-là du côté du pays d'Ailleurs ou de celui de la Rance, près de Dinard.
Et du nom d'une fée, du côté de Dinard et de l'îlot Chalibert.  

Chalibert, la fée Chalibert, était comme toutes les fées. Elle avait des pouvoirs. Aujourd'hui on dirait des compétences. Et parmi l'un de ces pouvoirs celui de mettre quiconque cap sur l'autre monde; Et quand cette fantaisie la prenait c'était pour cent ans au moins, 
Ah charmante fée Chalibert.

Un jour, cette fantaisie lui prit.
Et Cric et Crac l’histoire vient. L'histoire est là.   

C'était un de ces jours pris entre deux nuits, un de ces jours disparus depuis belle lurette dans la besace du temps, un de ces jours où deux cortèges de noces se sont présentés à cet endroit de la rive de la Rance appelé Jouvente. Les deux cortèges espéraient que le passeur les mène de l'autre côté. Un prêtre les accueillerait sur l'ilôt d'Aleph et l'un après l'autre, il procèderait aux deux mariages.

A l'arrivée sur le ponton, les deux cortèges eurent une belle surprise. Le passeur n'était pas au rendez-vous. Chaque cortège décida d'attendre. Mais à l'intérieur des deux cortèges, il y avait des impatients. Puis comme le temps passait il y eut des inquiets. Bientôt les conversations allèrent bon train, mais seulement au sein de chaque cortège.  D'un cortège à l'autre il n'était pas question de se parler.

  
L'une des noces était celle de la jeune Rozenn, la fille du Maître du Château  de Pleurtuit. Une plutôt belle fille. Dans le cortège il y avait toute une troupe de gentilshommes, de dames, de pages et de valets, tous dans un brillant apparat. Tous richement vêtus.
La seconde noce réunissait deux familles de basse roture. Aucune noblesse. Peu d'argent. Mais pourtant capable de générosité puisqu'elle avait réuni en son sein, quelques manants, malgré leur allure et leurs droguets. 

Soudain, il y a un mouvement de foule, les gens des deux noces se haussent sur leurs pied. Ils  observent le ciel. Celui-ci s'est grisé, obscurci, il menace de tourner en tempête. Mais ce n'est pas la tempête qui vient c'est une barque. Qui vogue de nuage en nuage et se pose en contrebas du ponton. On se penche pour voir. Et le bruit court dans les deux rangs "C'est une mendiante ! comme elle est vieille ! regardez, ses vêtements sont de vraies loques, des guenilles, voyez comme elles traînent sur le sol tant la vieille est voûtée" Chacun y va de son commentaire. Malgré tout la vieille enjambe la barque et monte sur le ponton. Là, elle tend la main, elle demande l'aumône. Et d'une voix éraillée elle insiste "Quelques pièces m'sieurs dames, à votre bon coeur, trois, cinq autant que voudrez ! Ne vous retenez pas s'il vous plaît c'est jour de bonheur !" Elle aurait fait donner trois sous au pire des mendiants, parlons en, Abou Khacem, le riche marchand de Bagdad qui s'habillait toujours vêtu de guenilles y compris ses babouches !
  
Dans le cortège de basse roture, la jeune fiancée fait immédiatement un signe à son promis. Il plonge sa main dans son escarcelle. Il en retire quelques liards et sans l'ombre d'une hésitation, le futur époux les donne à la mendiante « Que ces quelques liards vous portent chance Madame ! » La mendiante le remercie d'un sourire et se rapproche de la seconde noce.

Le jeune gentilhomme s'apprête à faire autant sinon mieux. Il tire sa bourse d’or et tente de l’ouvrir. Mais à ce moment-là, et ce n’est pas le hasard, sa jeune fiancée lui donne un  coup de coude si brutal que la bourse tombe dans l’eau. La fiancée du chateau s’amuse beaucoup. Elle rit sans retenue. Elle rit toujours quand  le passeur se présente.

Tout le monde se précipite.
Mais quand le passeur monte sur le ponton il a un comportement étrange. Il arrête les deux cortèges et leur demande de ne pas s'avancer. Puis il retient les deux couples. Qui plus est, il les sépare. Il met l'un à sa droite et l'autre à sa gauche et il sépare chacun de sa chacune. "Comme c'est étrange ? Que fait-il ? Pourquoi fait-il cela?" dans les deux noces les commentaires vont bon train.

Dans les deux cortèges c'est le silence. Chacun essaie de comprendre pourquoi le passeur embarque la jolie Rozenn du château de Pleurtuit et pourquoi avec elle, il embarque le futur marié du cortège roturier. et pourquoi il n'embarque aucune autre personne. Mais pourquoi pourquoi pourquoi pas nous ? crient-ils tous en voyant le passeur manoeuvrer et cingler tout soudain droit vers le large.  
C’est à n’y rien comprendre. Chacun est médusé. Certains disent en montrant le ciel « C'est à cause de la mendiante, de la pauvresse, regardez, elle est dans le ciel ! dans les nuages ! » Certains disent qu’en effet, les nuages lui ressemblent ; d’autres disent « bêtise, balivernes, les nuages ne sont que nuages ! » 
La pauvresse  était assise sur un muret. Elle tenait une paume ouverte et dans la paume ouverte on pouvait voir, les quelques liards du paysan. Mais personne ne la regardait. Tout le monde était attentif à la barque qui diminuait comme une coquille de noix

Quand la barque disparut à l’horizon, les deux cortèges se retournèrent. Ils aperçurent la mendiante. Elle s’adressa à eux.
  
« Laissez-moi vous dire qui je suis, on m’appelle la fée Chalibert. Je rendrai à chacun la monnaie de sa pièce ou la pièce de sa monnaie" dit-elle. "Quand je paierai mon dû, personne ne manquera à l'appel. Il vous faudra seulement attendre le temps qu’il me faudra pour le faire". Et sur ces mots la fée Chalibert disparut.


Ils attendirent cent ans.
En ces temps anciens, il n'était pas facile d'atteindre cent ans. C'est  grâce à ses pouvoirs la Fée Chalibert les garda tous en vie. La fiancée du manant, le fiancée de la jeune fille noble et tous ceux qui se trouvaient dans les deux cortèges : certains conteurs disent  même que les chiens des seigneurs et les poux des manants vécurent cent ans à leur tour. Mais personne n’échappa aux sévices du temps.

Au bout des cent ans au matin du même jour,  les deux cortèges se dirigent vers le ponton de Jouvence sans s’être consultés. Sans savoir pourquoi. Ce n'est pas une réponse de leur instincts, c'est la décision de la fée Chalibert. Les deux cortèges étaient étranges. Nombreux étaient ceux qui avançaient sur trois jambes, dont l'une offrait un écho de fer inégal. Chacun y allait de sa musique. Les poitrines toussaient, les bouches crachaient, les jambes titubaient ou boîtaient ; certaines têtes ne pouvaient que regarder le sol, d’autres corps tremblaient de la tête aux pieds. Certaines voix étaient réduites à un filet inaudible, certaines bouches sifflaient plus qu’elles ne parlaient, d'autre bavaient en découvrant des gencives dénudées. Comme bébés faisant leurs dents mais eux ne les faisant pas. C'était un pitoyable spectacle.
  
Ils se placèrent tous, les uns à côté des autres et quand le dernier s'est installé, la barque du passeur est apparue. Elle avançait dans l'estuaire de la Rance, sans voile, sans rame, doucement, vers les vieillards chenus. Chacun reconnaît sans peine la demoiselle fiancée, fraîche comme une rose cueillie au petit matin. Et à ses côtés se tenait le jeune fiancé du cortège roturier qui admettait la présence de quelques manants à ses côtés. Tous deux portent leurs habits de noces dans le même état que le jour de la noce. La robe blanche n'a pas jauni, le costume noir n'est pas flétri.  Leur visage, leur corps reflète l'image de la jeunesse. 
Leur mine est belle et jeune. .

Un brouhaha monte du ponton. Les vieillards s’étonnent.
Les jeunes gens sur la barque s’étonnent aussi : ils n’ont jamais vu autant de centenaires à la fois. La barque manoeuvre pour se rapprocher du ponton. Les deux jeunes gens mettent pied à terre. Au même moment la fée Chalibert apparaît.
« Bonsoir » dit-elle «  Je viens vous rendre mon dû, il est temps"
Elle fait un geste en direction du vieux gentilhomme. Le fiancé d’antan du château de Pleurtuit.  Elle lui montre sa jeune fiancée et déclare «Je suis venu vous la rendre, elle est à vous !"

Le vieillard reconnaît aussitôt sa fiancée. Et dans ses yeux luit aussitôt une lueur de gourmandise. Il dit qu'il est d'accord et qu'il est content.
Mais la jeune et jolie fiancée dit qu'elle ne le connait pas, qu'elle ne le veut pas. Et sur le ponton elle périt d'effroi et lui périt, de déception. 

Mais l’histoire n'est pas finie. La fée Chalibert se tourne maintenant vers une vieille paysanne de la noce roturière. Elle l'interpelle d'un lumineux « Demoiselle » et lui dit en riant « je vous rends votre futur mari ; il est à vous» La vieille reconnaît son amour. Elle lui sourit aussitôt et devient presque désirable. Elle  regarde son futur époux et s’avance vers lui les bras grands ouverts. Mais brusquement la Fée Chalibert fait un mouvement et la vieille, bousculée coule dans la Rance. Le fringant fiancé n'hésite pas un seul instant, il plonge dans la rivière et en retire sa promise d'hier. 

L'eau de la Rance a-t-elle des pouvoirs ? Le jeune homme pauvre croit ramener sur le ponton sa vieille à la bouche édentée. Mais au lieu de cela il ramène une belle, la belle de ses vingt ans plus belle que jamais. 

La fée Chalibert leur sourit. Elle dit "Je vous fais don du manoir de Pleurtuit. Vous en êtes désormais les maîtres » Ils veulent la remercier. Elle les en dissuade. « Ne me remerciez pas, vivez, tout simplement." 

L'un prend la main de l'autre et tous deux s'éloignent vers le château de Pleurtuit. Sur le ponton, la fée Chalibert fait en sorte que les vieillards, de l'un ou de l'autre cortège disparaissent. Elle s'éloigne à son tour en riant. Et le conte finit là. 




C’est grâce aux conteurs qui la passent  et la repassent que nous savons qu’il faut traverser la Rance le cœur sincère et bienveillant. Sinon nous pourions passer dans l’autre monde pour au moins cent ans.

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