mardi 24 novembre 2015

Le fidèle et demi ? Texte réécrit : tiré de l'ouvrage "Le Cercle des Menteurs" Jean-Claude Carrière.

Une fois il était, une fois il n'était pas 

Du côté de Constantinople  un sultan de haut lignage.
Il est homme de bien, de pouvoir, il ne craint pas son peuple, il l’aime ; le peuple aime son sultan. Le sultan soutient les riches, il défend les pauvres,  Inch’Allah, personne n’enviant personne, dans le royaume du Sultan règne l’ordre et les prisons sont vides. Le sultan porte de somptueuses robes de soie ou d’ottoman, des caftans ornés de lunes ou de tulipes brodées de fil d’or. Il porte aussi de somptueux  turbans aux aigrettes précieuses et légères soulignées d’émeraudes et rubis ou saphirs enchâssés d’or pur.  Le sultan est heureux.

Quoique. 
Un jour une rumeur traverse  les murs de son palais. Parvient à ses oreilles sultanes. Il s’étonne 
« Ainsi donc le Sheikh Mémet qui vit sur mes terres, possèderait des centaines  de milliers de fidèles. Ainsi donc, si le Sheik Mémet désirait se retourner contre moi ces centaines de milliers de fidèles seraient difficiles à contrôler !"
Le danger n’est pas là mais le Sultan se prend à douter : possède-t-il, lui-même, plusieurs centaines de milliers de sujets prêts à donner leur vie pour sauver la sienne ? 

Haroun le Sultan convoque Jaffâr son vizir
« Rencontre le Scheikh Memet et demande-lui de venir dans mon Palais, à Constantinople ! »
Le temps d’un aller, le temps d’un retour, le Scheikh Mémet tout habillé de blanc courbe son turban en guise de respect devant Haroun le Sultan. 

« Relève-toi Sheikh Mémet par Allah le Sublime j’ai appris que tu es entouré  de centaines de milliers de fidèles prêts à perdre leur vie pour sauver la tienne ? Qu'en dis-tu ?

"Tu ne te trompes pas Seigneur, j’ai des centaines de milliers de fidèles. Quant à savoir s’ils sont prêts à perdre leur vie pour sauver la mienne, c’est toi qui le dit Seigneur. A la réflexion je n'en compte que... deux, voir … il réfléchit  « je dirai plus sûrement... un fidèle. » 

Le Sultan Haroun réfléchit 
« Deux c’était peu mais un sur des centaines de milliers c'est rien. M'est avis que Scheick Mémet me cache quelque chose» Le Sultan Haroun porte haut le sourcil relevé. Il déclare qu'il veut voir ça.  
« Jâffar, mon Vizir, pars et ordonne aux fidèles du Sheikh Mémet de te suivre jusqu’au palais, en Constantinople » 



le temps d’un aller, le temps d’un retour, quelques jours plus tard, face au palais il y a un pré
au bout du pré une sorte d’éminence
sur l’éminence une tente blanche 
et dans la tente blanche des moutons parqués à l’insu de tous et muets.Ainsi dit le conte.
et devant la tente il y a le sultan dans une robe d’apparat et Memet le Sheikh Mémet,  tout habillé de blanc, de babouches en turban.
Et face à eux, du bout du palais à leurs pieds recouvrant tout le pré, une immense foule s’étale. Silencieuse. En attente.
D’un bras qui ausculte l’espace à 180°
«Est-ce cela que tu appelles n’avoir qu’un fidèle et demi Scheik Mémet ? Ils sont venus par dizaines de milliers tes fidèles, si je ne m’abuse ! »

« Tu ne t’abuses pas Sultan, pour ce qui est de mon peuple par exemple, mais pour ce qui est des fidèles j’insiste, je n’ai qu’un fidèle, d’ailleurs si tu veux t’en rendre compte c’est simple, fais savoir à cette foule que j’ai commis un crime et que tu vas me mettre à mort à moins que l’un d’entre eux n’offre sa vie pour que je garde la mienne. Allez, Sultan Haroun dis-leur".


Le Sultan s’adresse à la foule
« Peuple fidèle  du Sheikh Mémet, je t’ai fait réunir ici parce que ton Sheikh a commis un crime". 
A ces mots un murmure parcours la foule : "Sultan cela est impossible, c'est impossible"
Le Sultan poursuit son discours. 
« Pour ce crime qu’il a commis votre Scheikh doit être tué ! »

Le murmure s’enfle et s’élève au-dessus de cette foule bousculée par une nouvelle qui semble improbable pour elle.

Le sultan Hâroun précise son discours « Peuple fidèle au  Sheikh Mémet,  sachez qu'il aura la vie sauve si l'un de vous donne pour lui, la sienne aujourd'hui !" 

Les têtes tournent à droite, les têtes tournent à gauche, du style qu’en penses-tu, doit-on le croire, que faut-il en penser, est-ce vrai ; iras-tu, moi je n’irai pas ; certaines s’abaissent pour mieux se concentrer ou disparaître dans la foule. Le projet ne semble inciter personne. Quoique. Un homme se déplace. Le silence revient. Que fait-il ? Va-t-il le faire ? Les respirations sont suspendues, cependant  l’homme se déplace, il s’avance, la foule s'ouvre pour le laisser passer, il grimpe sur le monticule et traverse la foule, entreprend  et s’incline devant le Sultan et le Sheikh Mémet. Quand il se redresse il déclare : 

Le Scheikh est mon maître. 
Tout ce que je sais je le lui dois. 
Je donne ma vie pour lui.

Le Sultan montre la tente du bras. Tous les regards accompagnent l'homme et un silence foudroyant s'installe quand il disparaît dans la tente.
Un frémissement d’horreur se répand dans la foule à la vision du liquide rouge qui s’écoule de la tente..
Le Sultan reprend la parole 
« Fidèles, j'ai réfléchi, une vie ne suffit pas pour libérer le Sheikh Mémet  Y a-t-il parmi vous un autre fidèle prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle de son maître aujourd’hui ?"
Dans la foule la parole ne court pas, les bras ne se lèvent pas, la précipitation n’est pas de mise, personne ne bouge, on croirait chacun statufié. A peine si certains s’esquivent avec discrétion. C’est l’immobile silence de la sidération…. jusqu’à l’instant où un mouvement se fait. Alors toutes les têtes se tournent, et une bouche s’étonne et une phrase résonne de bouche en bouche  
« C’est une femme ! c’est une femme dit un autre, c’est une femme" la foule est admirative» Une femme en effet grimpe sur l’éminence. Elle s’incline devant les deux hommes et en relevant la tête elle prononce trois mots

"Je suis prête !"

L’aigrette du sultan s'incline sur la gauche.  La femme comprend l’invitation. Elle entre dans la tente. Avant que la toile ne retombe le sultan fait un signe. Un sabre fait son oeuvre. Le liquide rouge s’écoule de nouveau. Un bruit de gorge se répand. La foule suffoque. Puis devant l’inéluctable, silencieuse elle s’ébranle, se disloque, se disperse. Bientôt sous les yeux du Sultan et du Sheikh Mémet il ne reste plus qu’un immense pré. 
Vide. 



"Tu vois Sultan, je ne t’ai pas menti à propos de mes fidèles. Je n’en ai qu’un et demi, à peine !"

"Que veux-tu dire Sheikh Mémet ? Dois-je comprendre que l’homme est un vrai fidèle et la femme seulement une moitié ?"

"Non Sultan je suis en train de te dire qu’un seul de ces deux-là est mon fidèle, et c’est la femme. Quand l’homme est entré dans la tente il ne savait pas qu’il allait être égorgé. Quand la femme s’est décidée, elle savait qu’elle serait tuée puisqu’elle avait vu le sang couler. Et pourtant, malgré cette certitude elle a offert sa vie pour me sauver ! Par conséquent le vrai fidèle en entier ce n’est pas l’homme, c’est elle, la femme.…"

L’homme et la femme sortent de la tente. Ils sourient. Derrière eux les moutons rescapés bêlent tout ce qu’ils savent et reprennent possession de leur pré. 


Ainsi se termine le conte.
Puisse-t-il  monter au paradis
et sur nos lèvres revenir 
quand il sera temps de le redire.


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La cOnclusion est empruntée à jean-Jacques FDIDDA. Merci à lui et à Didier Jeunesse.


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