La chronique de Frédéric Beigbeder
Le livre est mort, vive le livre ! par Frédéric Beigbeder - Lire, avril 2008
© Franck Courtès
Au Salon du livre on ne parlait que de lui : l'e-book, ou livre électronique. Cela fait des années que ce truc traîne, mais les prototypes n'étaient pas au point, Erik Orsenna militait à fond à l'époque, ça faisait un peu ricaner les méchantes langues, la cyber-lecture ne faisait peur à personne. Or voici que le moment est venu. Ça y est: les gens vont comprendre que cette invention va tout changer. Ce qui est arrivé au disque va arriver au livre: les librairies vont fermer les unes après les autres, le support papier sera réservé à quelques collectionneurs fétichistes, les enfants ne liront plus que sur des écrans. Vous haussez les épaules, incrédule? Si on vous avait dit, il y a dix ans, que plus personne n'achèterait de CD en 2008, vous ne l'auriez pas cru. Pourtant, c'est arrivé. La même chose va arriver au livre: je parie qu'en 2018 le livre sera mort. C'est horrible ? Oui. J'aime les bibliothèques, j'aime fureter dans leurs étagères, saisir un livre, l'ouvrir en son milieu, le parcourir au hasard, le humer, revenir au début, comparer, en prendre un autre, m'asseoir dans un fauteuil, déclamer un paragraphe, le souligner, le relire en silence... Tout vrai lecteur est avant tout un maniaque du papier. La fin du livre imprimé coïncidera peut-être avec la destruction de l'humanité. Gutenberg se retournera dans sa tombe, Hitler aura gagné: l'autodafé sera global.
La première réaction, instinctive, est bien sûr la révolte, le désespoir, la colère. Pourtant si l'on poursuit la comparaison avec la musique, force est d'admettre que la «dématérialisation» a plutôt été un progrès. Mon i-Pod m'a fait redécouvrir des milliers de morceaux que j'avais oubliés au fin fond de mes placards. Je télécharge sans sortir de chez moi des chansons rares, des morceaux cultes, des concerts mythiques. Je pars en voyage avec toute ma discothèque dans ma poche. Est-ce VRAIMENT moins bien qu'avant? Si le livre numérique est l'équivalent du MP3, il va totalement révolutionner nos comportements de lecteur. Nous allons avoir accès plus rapidement à toute l'Histoire de la Littérature. Nous allons dépoussiérer les classiques, tomber par hasard sur un vieux roman négligé, zapper entre Proust et Tolstoï en un lien hypertexte. Nous allons surtout avoir l'équivalent d'une armoire de livres dans notre veste. Nos enfants n'auront plus mal au dos en allant à l'école, comme l'a souligné un très bon article de Stephen Carrière dans le «Libé des écrivains». Les passionnés de lecture ne se trimbaleront plus des valises de deux tonnes au moment des départs en vacances. J'ai encore du mal à imaginer quel sera le fonctionnement de cette néo-lecture: certains «readers» se feuillettent, d'autres font défiler les pages comme sur un écran d'ordinateur. Une chose est sûre: déjà avec Google sur mon portable, j'ai parfois pris du plaisir à tomber en pleine rue sur un poème de jeunesse de Rimbaud ou à retrouver l'auteur d'une citation en trois secondes (alors qu'en cherchant dans ma bibliothèque j'aurais mis une semaine!). J'aimerais pouvoir jurer ici que lire sur un écran me dégoûte mais je mentirais. Ce n'est qu'une habitude à prendre, avec ses avantages (plus besoin de corner les pages) et ses inconvénients (c'était bien de corner les pages).
Comme Sartre, j'ai grandi au milieu des livres de mes parents et grands-parents. Dans Les mots, il raconte comment son amour des livres est né dans la bibliothèque de son grand-père: «Je n'ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n'ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne; la bibliothèque, c'était le monde pris dans un miroir; elle en avait l'épaisseur infinie, la variété, l'imprévisibilité.» Mais parlait-il de l'objet livre, ou de son contenu? Le progrès va peut-être détruire le livre (ou le réserver à une élite); mais le progrès ne détruira pas la lecture, ni l'écriture, ni la littérature. Au contraire il va peut-être nous amener à lire (et écrire) autrement. Et quand, un jour prochain, je serai allongé sur la plage avec l'intégralité de La comédie humaine de Balzac sur ma serviette de bain, c'est bizarre... Honnêtement je n'arrive encore pas à décider si ce sera le sommet du ridicule, ou un luxe extraordinaire, ou la fin du monde.
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