lundi 17 mars 2008

Mes mille et une nuits : histoire rocambolesque d'un petit bossu

Quand on lance un conte en l’air on ne sait pas sur quoi il retombe

Il est arrivé silencieusement. Si silencieusement qu'aux premières notes de son tambour de basque le tailleur copte a levé la tête de la pièce d'étoffe qu'il faufilait et regardé par la fenêtre : à la bosse il sut que le musicien était bossu. Il aurait pu le faire déguerpir car il gênait tout chaland qui venait à passer pour regarder ses vêtements suspendus à l'entrée de son échoppe. Mais peut-on faire déguerpir un bossu ? On touche sa bosse plutôt. Ou s'il est musicien, on écoute et on se ravit de sa musique. Et la musique de celui-ci, qui maniait de façon excellente le tambour de basque, était ravissante.
Le tailleur se contenta de reprendre son travail et sous le rythme remarquable se surprit à travailler au moins deux fois plus vite que d'ordinaire. A vouloir remercier le petit bossu. Comment ? En l'invitant à manger chez lui. Sa femme saurait bien faire un de ces repas remarquables qu'elle avait le don de créer sur le bout des doigts même d'un rien. Il compta sur elle et se dit qu'il avait bien de la chance de bénéficier de l'arrivée inattendue du petit bossu. Les gens se précipitaient dans sa boutique : entre deux cisaillées, deux aiguillées, et deux ou trois essayages, le tailleur fit de belles affaires. Au soir tombant, à l'instant de fermer boutique il invita le petit bossu. Son grand sourire le réconforta. Le temps de fermer le volet de l’échoppe et de tourner la clef dans la serrure, il l’emmenait vers sa demeure.

Sa femme, se réjouit à son tour.
« Quelle bonne idée, j’ai justement acheté au marché ce matin une magnifique perche du Nil. Je vais la préparer en deux temps trois mouvements à l'oseille fondue, elle sera délicieuse »
Et elle s'en alla aux fourneaux pendant que le Tailleur et le petit bossu fumaient le narguilé à l’eau de rose pour l’un et à celle de lotus pour l’autre, le tout auprès de la table ronde et basse.
« Alors » demanda la cuisinière quelques instants plus tard, « la trouvez-vous à votre goût ? » elle penchait son visage vers lui.

« Permettez" dit-il "je veux bien en reprendre un morceau » Et il avança ses doigts v ers le plat et les porta à ses lèvres. C'est alors que tout se précipita. Sous les yeux de ses hôtes, ceux du petit bossu se mirent à loucher, il porta une main à sa gorge, émit soudain un étrange borborygme et s'écroula brutalement sur les coussins, bleu, rose, vert, violet carmin orangé. Les bougies manquèrent s’éteindre dans le courant d’air inopiné de sa chute.

« Par Allah, dit la femme, qu’ai-je fait, je l’ai tué ! »
« Par Allah, dit le mari, qu’ai-je fait ? Je n'aurais jamais dû l'inviter ! Le voilà mort ! Nous l'avons tué ! »
Le Tailleur et sa Femme sont terriblement désolés. Sans en parler l’un à l’autre, chacun a soudain en tête la grande place, l'estrade, la potence et les badauds nombreux qui attendent qu'on les pende.
« Que peut-on faire mon mari, dit la femme d'une voix étranglée ? »
"Pour lui, rien" répondit le Tailleur "pour nous je crains le pire !"

"Le pire ? Il n'en est pas question" dit-elle, "J’ai une idée, portons-le chez le médecin juif !" Et sur ces mots, elle se rapproche de son mari et glisse quelques mots à son oreille. Tout d’abord il n’ose y croire puis il y croit à son tour. Il ouvre la porte de leur maison et regarde des deux côtés de la rue : il chuchote "C’est bon, la rue est vide, allons-y"
Et voilà un petit bossu attrapé par les bras d’un côté, par les pieds de l’autre et transporté avec précautions jusque devant la porte du médecin juif, presque voisin. La femme du Tailleur frappe vivement. Ils entendent le bruit de pas dans les marches d'un escalier, celui du verrou d’une petite fenêtre à même la porte et une voix qui leur demande « Qu'est-ce que c'est ? » Et elle écoute. Forte de leur réponse, elle remonte avertir le médecin juif. Pendant ce temps, l'homme et la femme hissent discrètement le petit bossu dans l'escalier et l'abandonnent sur la troisième marche en compagnie d'une pièce d'or. Puis ils dévalent le plus légèrement possible mais à toute allure l'escalier et referment la porte derrière leur dos.
A peine l'ont-ils refermée qu’un brouhaha se fait entendre. Ils ne veulent pas en savoir davantage. Ils s'esquivent le pas vif et disparaissent dans leur maison.

Dans l'escalier le médecin juif n'en revient pas : penché au dessus du petit bossu il est bien obligé de constater qu’il ne respire plus. Horrifié, il comprend qu’en le bousculant, qu’en lui faisant dévaler l’escalier d’une pointe de babouche, il l’a tué ! Il est confondu par sa responsabilité.
« Mais mais mais qu’est ce que que qu’est-ce qu’on peut-faire ?»
dit-il à sa servante qui a tout de suite une idée :
« Déposons-le par la cheminée dans la maison de l’intendant musulman du Sultan.
Il croira que c'est un voleur ! »
L'idée ne déplut pas au médecin juif : et dans l'instant, voilà un petit bossu attrapé, sous les bras par le médecin juif, sous les pieds par sa servante et transporté avec précautions de l’autre côté de la terrasse sur celle de l'intendant musulman du sultan. Le temps d’entourer son corps d’une corde, le voilà glissé dans la cheminée du voisin. La corde rebondit. Le médecin juif retire la corde et ni vu ni connu il s’en va, en souriant, car il sait maintenant qu’il ne connaîtra pas, autour de son cou, le côté râpeux de celle de la potence : elle ne sera pas dressée pour lui sur la grande place de la ville.

Chance inouï, ils referment leur porte alors que l’Intendant musulman du Sultan apparaît devant la sienne.
Il sifflote car tout en fumant le narguilé chez des amis, il a déplacé de bonnes façons les pions du jeu de dame et il a toujours gagné. Content il pénétre chez lui et s’écroule sur les nombreux coussins qui décorent son sofa. Puis il laisse aller son regard sans but. C’est alors que celui-ci s’arrête sur la cheminée. L'Intendant reconnaît une paire de babouches qui non seulement ne lui appartiennent pas, mais appartiennet à deux jambes courtes qui n'ont rien à faire dans une cheminée, dans sa cheminée. Aussitôt il pense qu'un voleur attend opportun pour le voler. Il se met aussitôt à crier « Au voleur" et avant que tout le quartier ne soit mis au courant il attrape une canne et frappe sur les jambes du voleur autant de fois qu’il peut. Le voleur s’écroule dans la cendre sur lui-même. L’Intendant du Sultan lui ordonne de se relever mais force lui est de constater que le voleur non seulement ne bouge pas mais qu'il ne respire plus. Et par-dessus tout ça, il comprend qu'il a une bosse. Il se désole aussitôt, on ne tue pas un petit bossu, on touche sa bosse plutôt et l'intendant musulman se lamente : "Par Allah j’ai tué un petit bossu, seigneur, ne me condamne pas, je n’ai pas voulu le tuer !" Il s'affole. S'il a tué quelqu'un on le tuera, on le pendra. Dans sa tête il voit la grande place, l'estrade, la potence, les badauds qui espèrent la pendaison ! Il pense "Je dois faire quelque chose, mais quoi ?" Et selon la chanson, dans son salon il tourne en rond, dans son salon il tourne en rond.
Belle idée, qui lui en envoie une autre. Dans l’instant, il ramasse le petit bossu et le jette sur ses épaules, ouvre sa porte et regarde autant à droite qu’à gauche ; comme il n’entend ni bruit, ni ne voit personne, il se glisse dans l’obscurité jusqu’au coin de la rue où il dépose le petit bossu bien droit. Il s’y reprend à deux fois car le petit bossu fait déjà mine de tomber. Il s’esquive sans bruit.

Il était temps.
Un marchand chrétien s’en revient d’une soirée passée à jouer aux dominos et à boire un peu plus que d’ordinaire. Il ne titube pas mais il ne marche pas tout à fait droit. Et dans l'angle de la rue, il effleure d'une manche le petit bossu. Cela suffit à celui-ci pour s'écrouler sur le marchand chrétien. Il se croit aussitôt attaqué et se retourne pour cogner et bastonner le pauvre petit bossu en le traitant d'assassin.
Et il crie dans la nuit "A l'assassin, au voleur, on a voulu m'assassiner, venez m'aider !"
Et il en dit même davantage quand une voix crie à son tour
« Au nom de la loi je vous arrête !" C’était un représentant de la police.
Qui ne veut rien entendre de ses explications. Lui, il l'a vu battre queqqu'un sans défense, qui plus est un bossu, ton compte est bon marchand chrétien ! A-ton jamais vu un musulman accepter d'être assassiné par un marchand chrétien !!!! Il est au comble de la colère « Suivez-moi au poste, vous allez expliquer pourquoi vous vous acharniez sur cet homme, qui est mort maintenant ! »
Pauvre marchand chrétien : il dit tout penaud, que oui, il a tué quelqu'un mais qu'il ne voulait pas le tuer, qu'il voulait seulement se défendre, et à son tour il voit la grande place, l'estrade, la potence, et les badauds qui espèrent sa pendaison prochaine. Il en appelle au Seigneur et il le prie :
"oh Seigneur, arrange-moi ça s’il te plaît ! »
Mais le seigneur ne peut pas grand chose à la chose.
Quelques matins plus tard, sur la grande place, il y a bien l'estrade pour de vrai, la potence dressée et le bourreau qui s'y tient, cagoulé et harrangué par une foule qui n'attend qu'une seule chose : qu’il exécute la sentence.
Notre marchand chrétien fait ses prières, il pense à cet instant où le plancher va se dérober sous ses pieds, à sa femme qu’il ne reverra plus, à ses enfants, il retient ses larmes, quand soudain une voix s’élève
« Arrêtez tout, ne le pendez-pas, dépendez-le, pendez-moi .... car ce n’est pas lui qui a tué le petit bossu c’est moi ! » Toutes les têtes se tournent et reconnaissent l’Intendant du Sultan.
Le bouche à oreille parcourt la foule. L’étonnement se répand.
Sur le visage du policier c’est la stupéfaction puis il se reprend et dit
« Puisque tu le dis Intendant du Sultan, je t’obéirai !"
"Qu’on dépende le marchand chrétien et qu’on pende à sa place l’Intendant du Sultan !! » ordonne-t-il

Et si on dépend l’un, on passe la corde au cou de l'autre, et la foule harrangue le bourreau cagoulé : elle n'attend qu'une seule chose, qu'il exécute la sentence.
Mais lorsqu’il reçoit l'ordre, lorsqu'il feint un mouvement, une voix s’élève soudain du bout du bout de la place et la foule s’ouvre pour laisser passer le nouveau venu qui crie
"Arrêtez tout, ne le pendez-pas, dépendez-le, pendez-moi... car ce n'est pas lui qui a tué le petit bossu c'est moi !"

A la calotte qu’il porte sur sa tête –c’est jour de Shabbah- tout le monde reconnaît le pauvre médecin juif

Le policier est un peu désorienté. Il déclare
"Puisque tu le dis Médecin Juif !"et il ordonne "Dépendez l’Intendant du Sultan et passez la corde au cou du Médecin Juif !
Et on lui obéit. La foule harrangue le bourreau qui se demande s'il doit si ce cirque va durer longtemps lorsqu'une fois de plus une voix s’élève, du bout du bout tout du bout d’un autre côté de la place et tous les yeux se tournent vers la voix et la foule se scinde en deux pour laisser le passage au nouveau venu. Et nombreux sont ceux –car il est fort réputé- qui reconnaissent le gentil tailleur : il crie « Arrêtez tout, ne le pendez pas, dépendez-le, pendez-moi... car ce n’est pas lui c’est moi qui ai tué le Petit Bossu !»

et cette fois il n'est pas seul à crier. Sa femme traverse la foule derrière. Elle est en larmes et elle essaie de dire "Arrêtez-tout, ne pendez pas mon époux, dépendez-le, pendez-moi... c'est moi qui ai tué le petit bossu !"

Le policier n’en peut plus : qui doit-il croire ? Qui a tué le petit bossu ? Doit-il tuer ces deux-là cette fois, ou rien que celle-ci ? Il ne sait plus où donner de la tête.

C’est alors qu’un émissaire se présente de la part du Sultan et lui tend une missive.
Le policier l’ouvre et lit les calligraphies merveilleuses
« Le petit bossu est le bossu du Sultan, il y a quelques temps que le petit bossu a disparu, le Sultan désire revoir son petit bossu même mort !Et tout le monde doit l'accompagner.
Alors on oublie la pendaison, et tout le monde s’en va au palais : il y a
Le marchand chrétien,
L’Intendant du Sultan,
Le médecin juif
le tailleur
et sa femme,
Les quatre hommes portent le petit homme et toute la foule suit en scandant, tambourin à l’appui :
"Mais qui donc a tué le petit homme ?"

Et le cortège se présenta dans la grande et merveilleuse salle où trônait le sultan. On déposa le petit bossu devant lui sur les somptueux et voluptueux tapis soyeux. Chacun s'inclina profondément. "C’est bien là mon petit bossu", dit le sultan attristé, "mon impertinence, mon rire, la lumière de mes obscurités, quel gâchis !" puis il se tourna vers le riche marchand chrétien, son intendant musulman, le médecin juif, le tailleur copte et sa femme et il demanda
« Alors lequel d'entre vous l'a tué pour de vrai ? »
Avant même que le tailleur n'ait eut le temps d'ouvrir ses lèvres pour répondre chacun entendit une voix s'élever et déclarer
«Sommes nous si sûrs que ton petit bossu soit bien mort Sultan, laisse-moi l'examiner un instant ? » Chacun s'écarta pour laisser passer le nouveau venu : le barbier du Sultan, autant dire son médecin.

« Barbier," dit le Sultan –car c'était bien le barbier du sultan- "pour autant que j'apprécie ton savoir faire, j'ai vérifié moi-même, je peux t'assurer que plus mort que mort on n'a jamais vu. Mon petit bossu ne respire plus ! »

« Pardonne-moi Monseigneur", dit le barbier en joignant ses mains sous sa poitrine tout en se courbant devant le sultan "Permets que je me penche aussi sur lui !"
Et sous les yeux du Sultan et de tous ceux qui étaient présents, dans un grand silence, le barbier ouvrit son coffre à instruments et se pencha au-dessus du petit bossu. De ses deux mains il saisit une pince et il l'introduisit dans le gosier puis il tira dessus avec une grande dextérité, de ce geste sûr et précis que font certains barbiers parce qu'ils sont inspirés.

Chacun entendit un sifflement, suivi d'un hoquet, qui redressa le petit bossu manu militari. Ainsi assis au beau milieu de tous il regarda chacun l'air étonné et déclara « Je me sens bien mieux soudain, quelque chose m'empêchait de respirer, qu'est-ce que c'était ? »

"Une arrête, petit bossu, que mon excellent médecin-barbier vient de te retirer d'un geste sûr. Te voilà redevenu vivant. Et ça se fête" déclara le Sultan,. Comme le Maître Barmécides il claqua dans ses mains et ordonna "Qu’on prépare les festivités !"

Et on prépara les festivités
et parmi elles, il y eut La nuit du conte
Le premier qui l'ouvrit dit ces mots
"Quand on mange une datte, on a tout le sucré
quand on mange une noix on a tout l'amer
Quand on mange une noix dans une datte on a toute la saveur de l'orient."
Goûtez mes amis
car il était une fois......

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