lundi 8 novembre 2010

Sa soupe

Combien de pommes de terre
pour faire la soupe à ma grand-mère
Combien de pommes de terre pour faire
La soupe à ma grand-mère
Combien de pommes de terre pour faire
La soupe à ma grand-mère
diminuendo………..
En parlant de soupe à la grand-mère, ça me fait penser à la célèbre soupe d’une mamée
En ce temps-là c’était au tout début des temps de la ville.
on devenait instituteur On épousait une belle fille On allait habiter à la ville On quittait les campagnes
on montait le nouveau foyer
Dans un petit immeuble
Façe à un autre petit immeuble
On avait un propriétaire
On payait son loyer
On ne faisait plus son pain
Mais la belle fille faisait sa soupe ou plutôt la soupe de sa mère, à lui, car il y pensait souvent

"C’est drôle toi quand tu fais la soupe elle n’est pas comme celle de ma mère, c’est dommage"C’était comme une habitude, un besoin
Un soir elle a dit
"C’est peut-être à cause des pommes de terre. Je les achète. Elles viennent de l’épicerie. Ta mère choisit les semences, ce sont de vraies Bintje, elle les plante elle-même, les soigne, les arrose, les surveille, les ramasse avec amour elle-même, c’est certainement à cause des pommes de terre que tu ne reconnais pas la soupe de mère !" Il a dit
"Dimanche matin je monterai voir ma mère et je te ramènerai des pommes de terre pour faire ta soupe !"
Elle a pensé "Faire ta soupe.. tu pourrais dire, ma soupe !"


Le dimanche matin le mari a pris leur fils et il est monté dans le village de son enfance. Elle n’a pas voulu y aller, car il fallait bien le dire, elles, au pluriel, n’étaient pas tout à fait d’accord.
L’une avait pris le fils de l’autre tout de même. Et l’autre en savait tellement sur la vie qu’elle raccourcissait les expériences de l’une. Chacune de son côté avait décidé de ne plus rencontrer l’autre.

Le lendemain soir, elle avait fait la soupe avec les nouvelles pommes de terre; Des vraies Bintje. Qui n’avaient rien à voir avec la soupe aux pommes de terre de l’épicière. Et maintenant face à la soupière de Sarreguemines,

elle le regardait, la main crispée sur sa serviette, en attente de son commentaire. Un peu inquiète. Quel serait son verdict. C’est sûr, il goûtait. Les lèvres sur la cuillère, ni trop ni trop peu, l’œil, dans le goût. Finalement il a dit
Ah Non, même avec Ses pommes de terre à Elle, ta soupe c’est pas encore sa soupe à Elle
Elle les avait pelées avec amour, cuites, juste le temps nécessaire, presque surveillées avec tendresse. Elle a dit
"C’est peut-être à cause
des carottes ! j’suis sûre que ça vient des carottes ! Elle mettait des carottes de son jardin elle Moi, je suis obligée de les acheter, tu vois, et qui sait d’où viennent-elles ? Sûr qu’elles ont perdu les trois quarts des sept huitième de leur qualité, j’en suis sûre, ça vient des carottes !"

Il a dit
"Dimanche prochain je te ramènerai des pommes de terre et des carottes de son potager !"
Il est parti au volant de leur petite quatre chevaux en compagnie de leur fils. Et il a tenu parole. Au soir, il a ramené des carottes et des pommes de terre, dans le beau panier tressé à l’ancienne qu’Elle avait rempli elle-même, dans un grand silence comme si carottes avaient égalé rubis


Le lendemain matin,
quand ils ont échangé un baiser, quand il lui a dit « à ce soir », elle pensait déjà à la soupe.
Elle a pelé les pommes de terre, elle a gratté les carottes, elle a nettoyé les poireaux, du sel du poivre, de l’eau froide, posé le faitout sur le feuQuand il est rentré il a dit « hum ça sent bon » elle a souri. Le porte manteau a accueilli chapeau manteau, chaussures ; l’eau lui a lavé les mains, le journal offert ses articles. Ils se sont retrouvés autour de la table ronde, lumière basse et jaune, soupière fumante au milieu.

Elle lui a servi une première louche, deux et même trois, son fils et elle tout pareil. La main sur la serviette comme hier, à l’écoute de sa dégustation. Car il déguste. ; Silence. Les lèvres sur la cuillère, ni trop ni trop peu, l’œil…. dans le goût. Finalement il a dit

"Ah Non, même avec Ses pommes de terre et ses carottes à Elle des Carrousel m’a-t-elle dit, ta soupe c’est pas encore sa soupe à Elle"
Elle a pensé "Ta soupe ta soupe, parle plutôt de ta soupe" mais elle a dit « Alors c’est à cause des…. Poireaux ? Je me souviens moi-même de ses poireaux vinaigrettes, je le reconnais ils étaient à baver ! C’est carrément à cause des poireaux
Il a hoché la tête et il a dit « lundi tu auras ses poireaux
Et le lundi suivant elle avait non seulement les pommes de terre, des vraies, des Bintje, les carotte,s des vraies, des Carrousel sans cœur, mais aussi de beaux poireaux qui dépassaient du panier sans vergogne. C’était manifeste ils n’avaient qu’un seul désir, se faire remarquer. Quand il a dit "Ce sont des Fahrenheit tu sais" : elle a compris, les poireaux Fahrenheit ont un port dressé remarquable y compris dans le panier sauf qu'il est allongé.

Elle lui a mis le chapeau, il l’a embrassée, quand la porte s’est refermée elle a souri. Cette fois il allait trouver la soupe délicieuse. Il allait retrouver sa soupe
Pommes de terre Bintje, carottes Carroussel et poireaux Farenheit, du feu dans le potage qu’elle se disait. Aujourd’hui elle ajouterait « une pincée de gingembre »
Mais c’était hier, que dire, avant-hier, presque déjà avant-avant-hier, pas aujourd’hui
Pommes de terre pelées, carottes grattées, poireaux nettoyés du sel, du poivre, de l’eau froide, faitout sur le feu et eau qui bout hummmmmmm

Quand il est entré il a dit tout de suite « hummmmm il sent bon ton potage ! »
Elle a pensé ton potage ton potage, dis plutôt mon potage mais elle s’est contentée de dire "Bonjour mon chéri." Porte manteau, pantoufles, mains, articles de journal, il lève l’œil quand elle dépose la soupière sur la table ronde. Elle est fumante. Une louchée deux et trois pour lui comme pour elle et leur fiston. Silence, plongée de cuillère et élévation, le geste est grave, la dégustation rapide et les regrets sûrs et certains
Non, rien à voir avec la soupe de Mamée.
Il a dit « Mamée », il n’a pas dit « ma mère ! »
Alors si ce n’est pas à cause des pommes de terre, des vraies des Bintje,
Si ce n’est pas à cause des carottes, des vraies, des Carrousel,
Si ce n’est pas à cause des poireaux, des vrais, des Fahrenheit, "c’est à cause de l’eau dit-elle, moi je suis obligée de prendre l’eau du robinet


et dieu sait ce qu’ils y mettent dedans ! Ta Mamée comme tu dis, elle prends de l’eau de source mon ami.

Après le fromage blanc à la vraie pomme râpée, il a dit, comme s’il y avait pensé tout le temps du repas, lundi prochain je te ramènerai une bombonne d’eau de source.
Et le dimanche matin elle les a vus : lui, déposer la bonbonne vide à l’arrière de la voiture, son fils se poser à côté pour la caler et lui, s'installer au volant pour démarrer.

le soir elle a vu l’inverse. Et elle a entendu le pas lourd dans l’escalier. Si bien qu’elle lui a ouvert la porte. Dépôt bonbonne, dépôt panier Bintje, Carrousel, Farhenheit, baiser à l’un, bisou à l’autre, chapeau, manteau, chaussures, eau, table ronde, lumière jaune, pain perdu à la vanille et vite au dodo.

Le lendemain soir, dès l’escalier il pense qu’elle sera bonne la soupe de sa Mamée. Il rie déjà C’est comme un jeu. Chapeau manteau chaussons évier table ronde soupière fumante. Il rie en soulevant le couvercle. Elle rie aussi. Il goûte. Il hoche la tête. Attends je regoute. Mais il hoche la tête.
Ta soupe n’est toujours pas la soupe à ma Mamée
Elle fait la moue, elle dit qu’elle en a assez, qu’il n’a qu'à se la faire sa soupe à la mamée et le repas se termine dans le silence. Quoique. Car soudain elle sursaute, et dit « je sais pourquoi" Le père et le fils la regardent
"C’est à cause du gaz, c’est vrai ta mère elle cuit sa soupe dans la cheminée. Ce n'est pas la même chaleur".Ils ont tous regardé la cheminée de l’appartement. Etait-elle seulement décorative ? Informations prises auprès du propriétaire, la cheminée était normale. Elle fonctionnait.

Il a dit "dimanche je ramènerai aussi du bon bois coupé par ma Mamée, tu peux venir avec nous si tu veux tu sais ?"Elle a répondu non non non et ajouté je ne viendrai pas mais ramène toujours le bois

Et toute la semaine, mise en état de la cheminée, meubles protégés pour cause de poussière de cendres partout, cette histoire de soupe à la mamée il faut bien le dire commençait à la fatiguer, recherche de chenêts, d’un trépied, d'un pare-feu, d’une crémaillère, .
Le dimanche à son retour il y eut plusieurs allées et venues dans l’escalier
Panier Bintje, Carrousel, Farenheit,
bonbonne et
panier rectangulaire pour transport de bûches de ses bois.
Solemnelle mise à feu et...
Brouillard illico, fumée rejetée, yeux qui piquent, tout le monde qui tousse, que sera la soupe !

Il n’y a pas de mots pour le dire
Mais la conclusion s’impose : il faut qu’Elle vienne la faire ici elle-même

Fronts et sourcils renfrognés de la belle-fille !

Elle est venue. La rencontre était courtoise. Sans plus. L’une laissa l’autre faire. Et au soir verdict.
Toutes les cuillères sont au travail, toutes les langues aussi, il y a tout
Les pommes de terre
Les carrottes
Les poireaux
Le sel
Le poivre
Le bon faitout
La bonne eau
Le bon feu, en cheminée
La Mamée qui y va

Le silence est lourd. Que dira-t-elle ? Elle se réserve. Elle y retourne. Elle donne son verdict « Je ne reconnais pas ma soupe ! Je ne vois qu'une seule chose ma Bru : si votre mari veut goûter la soupe de sa mamée il faudra qu'il vienne la goûter chez moi !»
Le dimanche suivant une quatre chevaux quittait la ville.

A son bord, et souriants : un mari, sa femme, leur fils et leur Mamée.

D'après le souvenir du texte de Jean Pierre CHABROL (in Contes à mi-voix - 1)

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